Le pont sous lequel
je passe ma vie est un vieux pont des années septante. J’aurais aimé vivre dans
ces années rock, en plein coeur des rythmes de Jimi Hendrix, Jim Morrison ou
Janis Joplin. C’est un pont en arc, il est en forme de voûte avec de chaque
côté de celui-ci une butée ornée de magnifiques moulures. Le vent ne souffle
pas trop fort, les passants sont rares, la pluie ne m’atteint que rarement, il
y a toujours moyen de rester au sec. Pourtant, les autres ont toujours voulu
l’éviter, ils racontent des choses sur ce dernier. Il y a déjà eu plusieurs
morts, dont Julian il y a deux mois. Certains racontent qu’il a claqué d’une
overdose, d’autres que c’est autre chose qui a eu sa peau. Du coup, j’ai
l’endroit rien que pour moi, j’ai la paix et une petite décharge à poubelle à
quelques mètres sans compter toute la nourriture que peuvent balancer les
passants du haut du pont aux canards. Et quand il n’y a pas de nourriture, il
me reste toujours les rats et les canards. Bref, la bonne planque, enfin, si on
ne compte pas ces rongeurs nocturnes qui se faufilent près de vous quand vous
dormez et ces rires étouffés que l’on peut entendre parfois la nuit.
Opter pour une
vie : se trouver un job, acheter une maison, choisir de se marier, choisir
une bagnole, avoir des enfants, choisir un salon avec divan en cuir et une
nouvelle cuisine, choisir la santé et une bonne mutuelle, choisir ses vêtements
et les chaussures assorties, vouloir bosser toute la semaine et bricoler le
week-end puis s’affaler dans son canapé au coin du feu avec un bon verre de
vin, vouloir faire l’amour, s’endormir sur un matelas haut de gamme, choisir un
avenir, trouver son chemin. Pourquoi je ferais une telle chose ? J’ai décidé
de ne pas opter pour la vie. Et pourquoi ? Nul besoin de justification
quand on a l’héroïne.
Les
gens mettent ça sur le compte de la tristesse, du désespoir, de la dépression
et toutes ces absurdités. Bon d’accord, ça a son rôle à jouer, mais ils
oublient une chose essentielle : le plaisir, mais pas le simple
plaisir ! C’est une sorte de jouissance à son apogée. Il n’y aurait pas de
plaisir, je ne le ferais pas. Vous savez, je ne suis pas complètement stupide,
enfin, pas tant que ça.
Le
seul souci quand tu es accro à l’héroïne, c’est de te fournir. Le jour où tu
décroches, d’un coup, tu commences à être confronté à un tas d’autres
conneries. Tu te prends la tête pour la bouffe, pour une équipe de foot qui ne
fait que perdre, pour les rapports humains et pour un amas de choses qui n’ont
aucune importance quand tu te donnes vraiment à la came. Pour ma part, j’avais
le bon deal : Mike, le gars du quartier d’à côté, passait tous les vendredis soir me
filer ma came en échange de nourriture que je trouvais à la décharge.
Comme toujours,
je faisais fondre la boulette de coton dans la cuillère, je la secouais
légèrement avant d’en aspirer 5 ml avec mon aiguille. Je repérais à l’aide d’un
garrot une grosse veine bleue. Elle était là, comme posée sur mon bras, en
attendant son heure. Je perçais ma chair et, en douceur, pénétrais ma veine.
Puis je faisais remonter le sang dans la seringue afin de m’assurer d’être bien
dans un vaisseaux sanguin. Soudain, mon regard s’attarda sur le bêton, il y
avait une petite parcelle d’herbe, un beau gazon bien vert et en bonne santé.
J’étais pourtant certain de ne jamais avoir vu une seule trace de végétation
sous ce pont. Et des rires croissants paraissaient sortir tout droit de
l’herbe. Je devais être fatigué mais cela m’angoissait. Je me reconcentrais sur
mon aiguille et enfin, je m’injectais tout doucement mon fixe. Ce fut
comme un énorme orgasme, un fixe d’enfer ! Pas une seule fille sur cette
terre ne pourrait m’en procurer un pareil.
Pendant que je
sentais ma respiration ralentir, je sentis quelqu’un me frôler. Cette
approximative proximité me fit frissonner mais quand je me retournai pour voir
ce que c’était, il n’y avait rien ni personne, pas même un rat. Je me surpris à
penser qu’on voulait me supprimer, que quelqu’un ou quelque chose me voulait du
mal. J’ai chipoté un peu l’herbe avec ma main, elle était d’une douceur
singulière. C’était aussi doux que mon coton.
J’ai cuisiné un
autre fixe. Je commençais par tenir la cuillère au-dessus de la flamme. J’attendais
que la poudre se dissolve. Je pensais : un peu plus de poison éternel, ils
n’auront pas ma peau, je ne l’offrirai qu’à ma came. Et je me faisais
l’injection avant de m’évader au coeur d’un orgasme profond. Peu de temps après,
tout autour de moi jaillit du sol, telle une fontaine, une immense forêt. La
rivière s’était métamorphosée en un beau ruisseau bordé de dizaines de fleurs.
Mais les rires commencèrent à s’amplifier, ils semblaient provenir de toute
cette végétation et résonnaient de plus en plus fort dans ma tête. Avais-je
pris une trop grosse dose ? Je n’en savais rien, mais pourtant je les
entendais déjà avant de me faire mon fixe. C’était vraiment très curieux.
Ensuite, plus étrange encore : des gens apparurent, certains étaient nus,
d’autres vêtus de vêtements désuets et bizarres. Je me demandais s’ils étaient
comme moi. Ils se déplaçaient en douceur, comme s’ils glissaient sur l’herbe et
leurs regards étaient autant figés qu’expressifs. Pourquoi me fixaient-ils
tous ? Pourquoi rigolaient-ils ? Pourquoi une telle
accoutumance ? D’où sortaient-ils ? Etaient-ils des sans-abris tout
comme moi ? Que faisaient-ils là ? D’accord, je m’étais peut-être
fait un trop gros fixe, mais j’étais quand même conscient, j’étais tout à fait
lucide et réveillé et ce, malgré mes vertiges. Je ne rêvais pas, mais alors,
qui étaient-ils ? Leur présence m’oppressait et leurs rires me
torturaient. Soudain, un homme me fixa,
il se pencha et, sans détourner le regard et sans prononcer un mot, il plongea
sa canne dans le ruisseau afin de m’envoyer une grosse pierre trempée sur le
bras. J’ai ri, avant de m’écrouler au sol.
J’ouvris les
yeux et me rassurais aussitôt en me disant que ce n’était qu’un mauvais rêve.
Mais je sentis soudain une douleur vive dans le bras. Ma vieille chemise humide
laissait paraître un gros hématome sur le haut de mon bras et à côté de moi, se
trouvait une grosse pierre encore mouillée. Comment était-elle arrivée
là ? Personne ne passait jamais par ici. Etait-ce vraiment un rêve ?
Si ce n’était qu’un rêve, alors pourquoi avais-je cet hématome sur le
bras ? Je sentis un frisson me parcourir tout le corps et je finis par
vomir.
Je
suis allé me rincer la bouche à la rivière, mais tout en me penchant vers
l’eau, je sentis mes pupilles se révulser ainsi que ma respiration ralentir.
Soudain, mon regard fut attiré vers l’eau, un visage, celui de l’homme à la
canne qui m’avait lancé une pierre, apparut à la surface et disparut en un rien
de temps. Je devais encore avoir la tête qui tournait, mais je sentis mon sang
se glacer en pensant à tout ce qu’on raconte sur mon pont. Les rires recommencèrent
et, sans besoin d’aucun fixe, la forêt et les gens réapparurent. Je me frottais
les yeux et me fis une nouvelle dose de came. Aucune différence, les gens me
fixaient toujours et se rapprochaient, les rires s’amplifiaient, je n’avais
aucune issue alors autant me refaire un fixe. Que me voulaient-ils ? Ils
voulaient sûrement m’escarper. Pourquoi me fixaient-ils ? Pourquoi j’avais
l’étrange conviction qu’ils me voulaient du mal ?
Lorsque
je redevins lucide, je me dis qu’arrêter l’héro était ma seule chance d’en
finir avec cette fantasmagorie, ces rires, cette forêt et ces gens, tous plus
étranges les uns que les autres. Mais arrêter c’est impossible. J’aime et me
donne à fond pour la came. De plus, m’en passer causerait chez moi une sorte de
grippe puissance mille. Tant pis, je vivrais dans cette forêt avec ces gens nus
ou vêtus de tissus désuets qui me fixent, si c’est le prix à payer pour le
plaisir de l’héroïne. Un nouveau fixe, et je repartis dans la forêt mais je me
surpris à hurler : « que me voulez-vous ? Arrêtez de me
fixer comme ça ! », tandis que les rires s’accentuaient.
Je me sentis épuisé et m’assis contre un arbre. Je vis
à côté de moi une dose toute préparée, je n’avais pourtant aucun souvenir de
m’en avoir préparé une. J’ai ri et je me suis préparé un garrot pour la
prendre. Mais avant même de faire pénétrer l’aiguille dans ma veine, mon
attention fut attirée par quelque chose. J’ai relevé la tête et mon regard se
fixa, je sentis mes pupilles se contracter, et ma peau devenir froide. Je ne
savais pas si la mort venait ou si je vivais une situation surnaturelle, mais
le seul spectacle que je pouvais voir était cet homme à la canne et des amis à
lui. Ils étaient installés sur l’herbe et deux d’entre eux, dont une femme nue,
me fixaient sous des paupières battantes.
Touky