vendredi 4 mai 2012

Sous le pont - Touky


Le pont sous lequel je passe ma vie est un vieux pont des années septante. J’aurais aimé vivre dans ces années rock, en plein coeur des rythmes de Jimi Hendrix, Jim Morrison ou Janis Joplin. C’est un pont en arc, il est en forme de voûte avec de chaque côté de celui-ci une butée ornée de magnifiques moulures. Le vent ne souffle pas trop fort, les passants sont rares, la pluie ne m’atteint que rarement, il y a toujours moyen de rester au sec. Pourtant, les autres ont toujours voulu l’éviter, ils racontent des choses sur ce dernier. Il y a déjà eu plusieurs morts, dont Julian il y a deux mois. Certains racontent qu’il a claqué d’une overdose, d’autres que c’est autre chose qui a eu sa peau. Du coup, j’ai l’endroit rien que pour moi, j’ai la paix et une petite décharge à poubelle à quelques mètres sans compter toute la nourriture que peuvent balancer les passants du haut du pont aux canards. Et quand il n’y a pas de nourriture, il me reste toujours les rats et les canards. Bref, la bonne planque, enfin, si on ne compte pas ces rongeurs nocturnes qui se faufilent près de vous quand vous dormez et ces rires étouffés que l’on peut entendre parfois la nuit.

Opter pour une vie : se trouver un job, acheter une maison, choisir de se marier, choisir une bagnole, avoir des enfants, choisir un salon avec divan en cuir et une nouvelle cuisine, choisir la santé et une bonne mutuelle, choisir ses vêtements et les chaussures assorties, vouloir bosser toute la semaine et bricoler le week-end puis s’affaler dans son canapé au coin du feu avec un bon verre de vin, vouloir faire l’amour, s’endormir sur un matelas haut de gamme, choisir un avenir, trouver son chemin. Pourquoi je ferais une telle chose ? J’ai décidé de ne pas opter pour la vie. Et pourquoi ? Nul besoin de justification quand on a l’héroïne.

Les gens mettent ça sur le compte de la tristesse, du désespoir, de la dépression et toutes ces absurdités. Bon d’accord, ça a son rôle à jouer, mais ils oublient une chose essentielle : le plaisir, mais pas le simple plaisir ! C’est une sorte de jouissance à son apogée. Il n’y aurait pas de plaisir, je ne le ferais pas. Vous savez, je ne suis pas complètement stupide, enfin, pas tant que ça.

Le seul souci quand tu es accro à l’héroïne, c’est de te fournir. Le jour où tu décroches, d’un coup, tu commences à être confronté à un tas d’autres conneries. Tu te prends la tête pour la bouffe, pour une équipe de foot qui ne fait que perdre, pour les rapports humains et pour un amas de choses qui n’ont aucune importance quand tu te donnes vraiment à la came. Pour ma part, j’avais le bon deal : Mike, le gars du quartier d’à côté, passait tous les vendredis soir me filer ma came en échange de nourriture que je trouvais à la décharge.

Comme toujours, je faisais fondre la boulette de coton dans la cuillère, je la secouais légèrement avant d’en aspirer 5 ml avec mon aiguille. Je repérais à l’aide d’un garrot une grosse veine bleue. Elle était là, comme posée sur mon bras, en attendant son heure. Je perçais ma chair et, en douceur, pénétrais ma veine. Puis je faisais remonter le sang dans la seringue afin de m’assurer d’être bien dans un vaisseaux sanguin. Soudain, mon regard s’attarda sur le bêton, il y avait une petite parcelle d’herbe, un beau gazon bien vert et en bonne santé. J’étais pourtant certain de ne jamais avoir vu une seule trace de végétation sous ce pont. Et des rires croissants paraissaient sortir tout droit de l’herbe. Je devais être fatigué mais cela m’angoissait. Je me reconcentrais sur mon aiguille et enfin, je m’injectais tout doucement mon fixe. Ce fut comme un énorme orgasme, un fixe d’enfer ! Pas une seule fille sur cette terre ne pourrait m’en procurer un pareil.

Pendant que je sentais ma respiration ralentir, je sentis quelqu’un me frôler. Cette approximative proximité me fit frissonner mais quand je me retournai pour voir ce que c’était, il n’y avait rien ni personne, pas même un rat. Je me surpris à penser qu’on voulait me supprimer, que quelqu’un ou quelque chose me voulait du mal. J’ai chipoté un peu l’herbe avec ma main, elle était d’une douceur singulière. C’était aussi doux que mon coton.

J’ai cuisiné un autre fixe. Je commençais par tenir la cuillère au-dessus de la flamme. J’attendais que la poudre se dissolve. Je pensais : un peu plus de poison éternel, ils n’auront pas ma peau, je ne l’offrirai qu’à ma came. Et je me faisais l’injection avant de m’évader au coeur d’un orgasme profond. Peu de temps après, tout autour de moi jaillit du sol, telle une fontaine, une immense forêt. La rivière s’était métamorphosée en un beau ruisseau bordé de dizaines de fleurs. Mais les rires commencèrent à s’amplifier, ils semblaient provenir de toute cette végétation et résonnaient de plus en plus fort dans ma tête. Avais-je pris une trop grosse dose ? Je n’en savais rien, mais pourtant je les entendais déjà avant de me faire mon fixe. C’était vraiment très curieux. Ensuite, plus étrange encore : des gens apparurent, certains étaient nus, d’autres vêtus de vêtements désuets et bizarres. Je me demandais s’ils étaient comme moi. Ils se déplaçaient en douceur, comme s’ils glissaient sur l’herbe et leurs regards étaient autant figés qu’expressifs. Pourquoi me fixaient-ils tous ? Pourquoi rigolaient-ils ? Pourquoi une telle accoutumance ? D’où sortaient-ils ? Etaient-ils des sans-abris tout comme moi ? Que faisaient-ils là ? D’accord, je m’étais peut-être fait un trop gros fixe, mais j’étais quand même conscient, j’étais tout à fait lucide et réveillé et ce, malgré mes vertiges. Je ne rêvais pas, mais alors, qui étaient-ils ? Leur présence m’oppressait et leurs rires me torturaient.  Soudain, un homme me fixa, il se pencha et, sans détourner le regard et sans prononcer un mot, il plongea sa canne dans le ruisseau afin de m’envoyer une grosse pierre trempée sur le bras. J’ai ri, avant de m’écrouler au sol.

J’ouvris les yeux et me rassurais aussitôt en me disant que ce n’était qu’un mauvais rêve. Mais je sentis soudain une douleur vive dans le bras. Ma vieille chemise humide laissait paraître un gros hématome sur le haut de mon bras et à côté de moi, se trouvait une grosse pierre encore mouillée. Comment était-elle arrivée là ? Personne ne passait jamais par ici. Etait-ce vraiment un rêve ? Si ce n’était qu’un rêve, alors pourquoi avais-je cet hématome sur le bras ? Je sentis un frisson me parcourir tout le corps et je finis par vomir.

Je suis allé me rincer la bouche à la rivière, mais tout en me penchant vers l’eau, je sentis mes pupilles se révulser ainsi que ma respiration ralentir. Soudain, mon regard fut attiré vers l’eau, un visage, celui de l’homme à la canne qui m’avait lancé une pierre, apparut à la surface et disparut en un rien de temps. Je devais encore avoir la tête qui tournait, mais je sentis mon sang se glacer en pensant à tout ce qu’on raconte sur mon pont. Les rires recommencèrent et, sans besoin d’aucun fixe, la forêt et les gens réapparurent. Je me frottais les yeux et me fis une nouvelle dose de came. Aucune différence, les gens me fixaient toujours et se rapprochaient, les rires s’amplifiaient, je n’avais aucune issue alors autant me refaire un fixe. Que me voulaient-ils ? Ils voulaient sûrement m’escarper. Pourquoi me fixaient-ils ? Pourquoi j’avais l’étrange conviction qu’ils me voulaient du mal ? 

Lorsque je redevins lucide, je me dis qu’arrêter l’héro était ma seule chance d’en finir avec cette fantasmagorie, ces rires, cette forêt et ces gens, tous plus étranges les uns que les autres. Mais arrêter c’est impossible. J’aime et me donne à fond pour la came. De plus, m’en passer causerait chez moi une sorte de grippe puissance mille. Tant pis, je vivrais dans cette forêt avec ces gens nus ou vêtus de tissus désuets qui me fixent, si c’est le prix à payer pour le plaisir de l’héroïne. Un nouveau fixe, et je repartis dans la forêt mais je me surpris à hurler : « que me voulez-vous ? Arrêtez de me fixer comme ça ! », tandis que les rires s’accentuaient.

Je me sentis épuisé et m’assis contre un arbre. Je vis à côté de moi une dose toute préparée, je n’avais pourtant aucun souvenir de m’en avoir préparé une. J’ai ri et je me suis préparé un garrot pour la prendre. Mais avant même de faire pénétrer l’aiguille dans ma veine, mon attention fut attirée par quelque chose. J’ai relevé la tête et mon regard se fixa, je sentis mes pupilles se contracter, et ma peau devenir froide. Je ne savais pas si la mort venait ou si je vivais une situation surnaturelle, mais le seul spectacle que je pouvais voir était cet homme à la canne et des amis à lui. Ils étaient installés sur l’herbe et deux d’entre eux, dont une femme nue, me fixaient sous des paupières battantes. 




Touky

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire